Pour écouter l'interview : http://www.regards.fr/file/audio/jeangadrey.mp3
Il revient tout d'abord sur la période néolibérale de ces vingt dernières années, initiée par Reagan et Tatcher, et diffusée ensuite dans toute l'Europe. Les idées du néolibéralisme économique et financier ont influé sur Mitterand et ses premiers ministres, mais le tournant décisif est selon lui le gouvernement Jospin. Dès l'automne 1997, celui-ci se lance dans un programme de privatisations avec ses ministres de l'économie successifs (Strauskahn, Sauter et Fabius), qui ont réalisé un montant de vente d'actifs publics plus important que les différents gouvernements de droite auxquels ils ont succédé. Il pointe également les différentes baisses d'impôts à partir de 2000, qui ont profité à 70 % aux plus riches, ou le fait que 2000 fut la plus mauvaise année au niveau de la mise en chantier de logements sociaux depuis 1960. Tout ceci constituant « un glissement idéologique qui explique largement la catastrophe du 21 avril 2002 ».
Cercles d'influence et affaiblissement des contre-pouvoirs
Jean Gadrey* insiste sur le fait que cela n'est pas de la responsabilité de quelques acteurs. C'est un ensemble de réseaux d'influence, au niveau des médias, des économistes, des institutions, qui réussit « à convaicre la gauche de gouvernement qu'il n'existe pas d'alternatives aux politiques néolibérales, à quelques ajustements sociaux près ». Un réseau dans lequel les politiques de gauche finissent par adhérer, eux-mêmes faisant parti de la bourgeosie voire de la haute bourgeosie. Et cela est imputable au manque ou à l'affaiblissement de contre-pouvoirs syndicaux, associatifs ou citoyens. Dérégulations et privatisations deviennent alors inéluctables.
« Persistance des valeurs de gauche chez les militants »
On peut alors se poser la question : « ce glissement existe-t-il aussi à la base ? ». A quoi il répond : « j'ai toujours été frappé par la persistance des valeurs de gauche, fermement égalitaires, redistributives, chez les militants, les adhérents, souvent désorientés par leurs propres dirigeants ». Il y a une « coupure avec les élites, qui évoluent dans leurs réseaux sociaux, des « clubs » souvent liés à une fraction du grand patronat, avec une très forte influence d'une pensée économique unique produite par des cercles d'économistes". "Des gens qui tous appellent à la réforme à corps et à cris, faisant comme si il n'y avait qu'une seule réforme possible, dans le sens de la mondialisation libérale avec un léger accompagnement social et compassionel ». Ajoutant : « Et tout montre que cette réforme sociale-libérale est une réforme de classe en faveur des détenteurs de capitaux et des catégories les plus aisées ».
Développement humain, universalité des droits et biens communs
Au niveau du language, du vocabulaire employé, il pense qu'il est nécessaire d'utiliser de nouvelles expressions, et en même temps, de requalifier des concepts existants. Le capitalisme, par exemple, « existe bel et bien, mais il a changé, il est devenu ce capitalisme financier ». La bourgeosie "existe toujours comme classe sociale, et surtout la haute bourgeosie, la seule classe aujourd'hui vraiment « pure »". Il faut ensuite « une reformulation des mots clefs qui peuvent constituer l'identité d'un projet de gauche, comme le développement humain, l'universalité des droits, le bien commun, etc ». Il insiste également sur le fait que s'il y a un déficit de productions intellectuelles mobilisatrices, « tout ne doit pas venir de celles-ci, leur influence sera limitée si des collectifs décentralisés, liés aux mobilisations locales, ne s'en emparent pas ». Un nouveau projet de gauche devrait d'après lui « associer experts et non experts, élus et non élus, etc ». Un idée qui « ne fera pas forcément l'unanimité parmi les intellectuels de gauche »...
* Jean Gadrey est professeur d'économie à l'Université de Lille I et membre du Conseil Scientifique d’Attac. Il a participé à la création de l'indicateur des inégalités en France dit « BIP 40 » (contraction de l'inverse du sigle PIB et du CAC40).
Quelques livres récents :
Nouvelle économie, nouveau mythe ? ; suivi de Que reste t-il de la nouvelle économie ? Paris, éditions Flammarion, 2001
Emergence d'un modèle du service avec Philippe Zarifian, 2002
Socio-économie des services, 2003
Les nouveaux indicateurs de richesse, avec Florence Jany-Catrice, édition La Découverte, 2005
Pauvreté et inégalités : Ces créatures du néolibéralisme, Edition Fayard-Les Editions de minuit, 2006
En finir avec les inégalités, éditions Mango Littérature, 2006