07/06/2007 - Francis Dudzinski - © Le Point
Il est connu sous l'appellation de canal de Roubaix - bien que celui-ci n'en constitue qu'un simple tronçon - et irrigue le coeur de la métropole lilloise. En pleine métamorphose, ce canal accueillera bientôt ses premiers bateaux de plaisance. Il y a cinq ans, une telle perspective paraissait inimaginable.
«C e dossier est incontestablement unique en France et sans doute en Europe, s'exclame David Edwards-May. Un canal de 28 kilomètres situé ainsi, au coeur du territoire d'une grande métropole comme celle de Lille et exclusivement en zone urbaine, oui, cela est exceptionnel. » David Edwards-May parle en expert. Il dirige Euromapping, l'un des principaux bureaux d'études en Europe spécialisés dans le développement des voies navigables. Avec son équipe, il a été, dès 2002, à l'origine de l'étude préalable de réhabilitation de ce canal.
Cette voie d'eau présente de réelles particularités. En empruntant le canal de l'Espierre, le canal de Roubaix (proprement dit), puis la Marque urbaine, elle relie, à l'est, l'Escaut, non loin de Tournai, et, à l'ouest, la Deûle canalisée, au nord de la citadelle de Lille. Elle traverse 11 communes, comporte 15 écluses et 11 ponts mobiles. « Nous sommes au coeur d'une zone urbaine parsemée de quartiers populaires qui compte 450 000 habitants. Soit un tiers de la population de Lille Métropole , relève Slimane Tir, vice-président de Lille Métropole Communauté urbaine chargé de l'Espace naturel. Sur le plan technique et financier, ce dossier fut l'un des plus délicats que j'ai eus à gérer. »
En 2001, personne n'aurait parié le moindre euro sur l'avenir du canal de Roubaix. Il a fallu l'obstination de quelques élus et le soutien total de Pierre Mauroy, le président de la communauté urbaine, pour faire aboutir le dossier. Slimane Tir n'est pas près d'oublier les obstacles qu'il a fallu vaincre pour mener à bien cet audacieux projet de réhabilitation. « Nous avons voulu renouer avec la vocation première du canal, le transport, explique-t-il . Non plus le transport de marchandises, mais cette fois celui de passagers. En clair, nous avons décidé de l'ouvrir à la navigation de plaisance. Certains ont cru à une plaisanterie. Or nous voulions réellement rendre cette portion du territoire lillois accessible à la plaisance ! Le symbole est fort : à l'image terne, voire noire, de cet axe emprunté par des péniches convoyant du charbon pour l'industrie textile va succéder celle d'une voie d'eau propre, sur laquelle des bateaux de plaisance pourront naviguer dans un environnement verdoyant. »
Slimane Tir souligne que le tourisme fluvial n'a rien d'un non-sens dans cette métropole. « On y trouve déjà, dit-il, une activité de plaisance, avec un port et des points d'amarrage, à Deûlémont, Quesnoy-sur-Deûle, Wambrechies, Halluin, Armentières et même à Lille. De grandes fêtes sont organisées sur la Deûle, chaque année en juin. Et, l'été dernier, Tourcoing Plage a accueilli 100 000 personnes sur les bords du canal. »
Autre argument : l'atout européen de cette liaison Escaut-Deûle. Elle s'inscrit en effet dans un ensemble nord-européen de 20 000 kilomètres de canaux interconnectés, qui inclut le nord de la région parisienne, la Belgique, les Pays-Bas, l'ouest de l'Allemagne et le sud de l'Angleterre. « Des Belges, des Néerlandais, des Allemands et même des Anglais, nombreux à passer par la Belgique, pourront entrer dans Roubaix, Tourcoing et Lille en bateau de plaisance, se félicite David Edwards-May. C'est dire la portée de cette réhabilitation. La plaisance en Belgique est une activité puissante. On compte autant d'anneaux pour bateaux de plaisance à Courtrai, ville belge voisine, qu'à Toulouse avec le canal du Midi ! »
Tourisme fluvial et navigation de plaisance à Lille : ces concepts ont fini par séduire les autorités européennes, attachées à soutenir les projets intégrant le développement durable. L'aspect transfrontalier ne les a pas non plus laissées indifférentes. En avril 2003, Bruxelles a donné son accord et débloqué des fonds via les programmes Interreg III et Objectif 2, du Fonds européen de développement régional (Feder). Un sérieux coup de pouce de 17,6 millions d'euros ! Dans la foulée, d'autres partenaires financiers se sont mobilisés : la communauté urbaine (à hauteur de 5,7 millions d'euros), le conseil régional du Nord-Pas-de-Calais, l'Agence de l'eau Artois-Picardie, les Voies navigables de France et le conseil général du Nord, ou encore, côté belge, la Région wallonne. « Nous nous sommes basés sur un budget total de 37,5 millions d'euros », explique Slimane Tir. Le soutien de l'Europe, décisif, a permis de passer du rêve à la réalité. Elus - tous bords politiques confondus -, associations, riverains, pêcheurs, écologistes... ont compris, sans crier victoire, que le projet, souvent perçu comme utopique, allait prendre corps. Dès lors, une dynamique globale, unique sur bien des points, s'est mise en route. Avec la volonté d'ouvrir le canal à la navigation de plaisance au plus tard en juin 2008.
Un chantier considérable a alors été lancé. Ses objectifs ? Rénover 13 écluses (10 en France et 3 en Belgique) en y installant notamment de nouvelles portes automatisées ; restaurer ou parfois reconstruire dix ponts mobiles, trois ponts fixes et quatre passerelles ; construire des équipements de plaisance et, surtout, désenvaser les 28 kilomètres du canal. « Un travail titanesque comme je n'en ai jamais vu, souligne David Edwards-May. Un siècle d'activité industrielle et deux décennies d'abandon du canal ont laissé sur place 250 000 mètres cubes de sédiments qu'il faut draguer. Les travaux ont commencé pour rétablir un tirant d'eau, c'est-à-dire une profondeur de 1,90 mètre. Soit un peu moins que les 2,20 mètres d'origine, destinés aux péniches d'au moins 240 tonnes, qui circulaient ici sans difficulté. »
Le traitement des sédiments a été un des problèmes épineux de l'opération. Pour le résoudre, Slimane Tir et l'équipe de l'Espace naturel de Lille Métropole ont innové. Avec l'appui des Voies navigables de France, opérateur incontournable sur le canal. Comme ils excluaient de couvrir les terres agricoles avoisinantes, ils ont jeté leur dévolu sur des terrains de la friche industrielle de l'ancienne usine chimique Ugine Kuhlmann, à Wattrelos. « Nous avons transformé ainsi une difficulté majeure en solution satisfaisante pour l'environnement et la population », assure Slimane Tir. Les sédiments sont actuellement déversés sur cette friche de 46 hectares, à proximité du canal. A l'horizon 2010, l'ensemble sera planté d'arbres et arbustes et transformé en un espace naturel ouvert au public. L'opération, qui coûte 17 millions d'euros, est financée notamment par l'Union européenne, mais aussi par l'industriel qui a pollué le site, en l'occurrence Rhodia, qui a repris le groupe Ugine Kuhlmann.
« Nous aménageons les 56 kilomètres de chemins de halage qui encadrent le canal en voie de promenade ininterrompue, pour les piétons et les cyclistes, souligne Slimane Tir. Des espaces naturels vont agrémenter les 10 à 15 mètres de berge de chaque côté du canal. Nous créons aussi un port de plaisance à Roubaix et un parc de 15 hectares, en bordure du canal, sur la zone d'activités de l'Union. Par ailleurs, nous transformons une friche industrielle polluée en espace vert sur 46 hectares. Enfin, nous allons consacrer 15 hectares de zones humides au traitement de l'eau du canal par phytoépuration. Pour les Roubaisiens et les Lillois, une comparaison montre bien l'ampleur de l'opération : nous sommes en train de créer ici l'équivalent de trois parcs Barbieux. »
Aux yeux de David Edwards-May, ce qui l'emporte par-dessus tout, c'est l'effet de levier qu'aura cette réalisation sur le développement économique. Les aménageurs ne s'y sont d'ailleurs pas trompés, comme en témoigne la zone d'activité, faite de petits immeubles de bureaux, qui se déploie à Wasquehal, à proximité du canal. Sur le plan immobilier, les exemples se multiplient. A Roubaix, un ancien et très vaste bâtiment industriel, la Minoterie, situé lui aussi en bordure de canal, est en cours de transformation en lofts. Ses premiers habitants, pour la plupart non roubaisiens, sont attendus à la fin de l'année. « Elus, promoteurs, aménageurs, investisseurs et acquéreurs reconnaissent enfin que l'eau représente un extraordinaire atout pour la métropole lilloise », souligne Pascal Boulanger, directeur du groupe immobilier éponyme. « Les prix des terrains qui longent le canal rénové sont en train d'exploser. Un appartement avec vue sur l'eau se commercialise avec un surcoût de 30 à 40 %. », constate l'architecte Jacques Baillou. Déjà à Marcq- en-Baroeul, la vingtaine d'appartements, du studio au type 4, de l'opération Les Villas d'Elise se commercialise au prix moyen de 2 900 euros le mètre carré. A Saint-André, les appartements du nouvel immeuble Les Rives de Sainte-Hélène se vendent à 2 650 euros le mètre carré, en prix d'entrée. A Tourcoing, la résidence des Rives de la Marne, qui va s'élever au bord du canal, entre l'avenue de la Marne et le boulevard Gambetta, a un prix moyen de 2 700 euros le mètre carré. Avenue de la Marne toujours, mais côté Wasquehal, l'opération dite des Jardins du Château Blanc - prix moyen : 2 825 euros le mètre carré - sera livrée avant la fin de l'année.
Développement immobilier, aménagement, nouveaux projets urbains : toute une dynamique s'enclenche dans le prolongement de la rénovation du canal. Un effet d'entraînement extrêmement positif qui ne surprend pas David Edwards-May. « A Birmingham, dit-il, en traitant son ancien canal industriel et en l'ouvrant, là aussi, à la navigation de plaisance, la ville a donné naissance à un nouveau quartier et à de nouvelles zones d'activités, avec un port de plaisance et une poussée du tourisme. Bref, cela a été un facteur important du développement économique. C'est exactement ce qui commence à se produire ici. » §
Un canal imaginé en 1821...
A u XIXe siècle, sur le versant nord-est de la métropole lilloise, l'industrie textile se développe et, avec elle, la métallurgie, la mécanique et la chimie... Pour les alimenter en matières premières et en eau, le préfet du Nord met à l'étude un projet de canal destiné à relier ce secteur à la Belgique frontalière, au nord, et au bassin minier, au sud. Ce canal devra se connecter à la Deûle, non loin de Lille. En 1831, un premier tronçon est achevé. Sinueux, il relie la Deûle, au niveau de Marquette-lez-Lille, à Croix. Une deuxième partie est creusée puis abandonnée, au coeur même de Roubaix. De ce chantier il demeure aujourd'hui une trace prestigieuse : le parc Barbieux. Initialement, l'eau du canal devait s'écouler à cet endroit. Un autre tronçon, indépendant du premier, est creusé plus au nord, en 1843, de Roubaix jusqu'à l'Escaut, en Belgique. Il faudra attendre 1893 pour que le canal définitif, reliant les deux premiers tronçons, soit terminé.
Endommagé durant les guerres, puis reconstruit, le canal retrouve un usage dès 1948. La circulation des péniches y devient intense. Mais, sous le double effet de la crise du textile et de la concurrence routière, il voit son activité décliner puis cesser à la fin des années 70. Les aménageurs envisagent alors de le combler. Ils prévoient d'y faire passer la voie rapide urbaine, qui doit relier Lille à Roubaix et Tourcoing. Un collectif d'associations de défense de l'environnement, de pêcheurs et de riverains parvient, de justesse, à sauver le canal.
« Il a fallu attendre 1998 pour que sa renaissance puisse prendre corps », relève Slimane Tir, vice-président de la communauté urbaine de Lille Métropole. Des élus locaux, l'Agence de l'eau Artois-Picardie et celle des Voies navigables de France ont alors mesuré tout l'intérêt de l'aménagement et du développement de cette liaison de la Deûle à l'Escaut. La première étude sera publiée en 2002. Le canal est alors en voie d'être sauvé F. D.