Un artiste qui a flirté avec les nazis va être mis en valeur à Roubaix
Faut-il transférer l'atelier d'Henri Bouchard (1875-1960), sculpteur académique qui a fait le voyage en Allemagne pendant la seconde guerre mondiale et qui a exprimé sa sympathie pour l'occupant nazi, au musée de La Piscine, à Roubaix ? Et l'artiste est-il important au point que ce musée du Nord engage des travaux d'extension pour reconstituer son atelier - installé jusqu'en 2007 dans le 16e arrondissement de Paris - et accueillir ses 1 296 oeuvres, des sculptures mais aussi des dessins ?
Ces deux questions sont déjà tranchées, et le débat n'a pas eu lieu. Le passé de Bouchard n'a jamais été évoqué dans la longue chaîne de décisions qui a précédé le décret ministériel de décembre 2006, autorisant le transfert de propriété de l'atelier qui appartenait à l'un des fils du sculpteur, François Bouchard. Seuls les Verts de Roubaix ont tenté de barrer la route au projet, en vain.
L'étude de programmation de l'extension du musée a été lancée la semaine dernière et le maire socialiste, René Vandierendonck, a promis l'ouverture de l'atelier en 2011 - en attendant, une cinquantaine de ses dessins seront exposées à La Piscine du 21 juin au 20 septembre.
"On construira aussi deux ateliers de pratique artistique pour initier les jeunes", explique l'adjoint à la culture, Jean-François Boudailliez (apparenté MoDem), qui ne voit pas le problème : "Bouchard a déjà payé à la Libération (il a été notamment suspendu de son poste de professeur à l'Ecole des beaux-arts). Je ne suis pas pour la double peine." Christian Carlier, conseiller municipal étiqueté chez les Verts, non plus... "Mais se servir de l'oeuvre de Bouchard comme support pédagogique en direction du public scolaire, cela me choque", explique l'élu écologiste, dans l'opposition depuis les municipales de mars.
Henri Bouchard ne fut pas le seul "pèlerin de Weimar". Derain, Vlaminck, Despiau, Landowski, Belmondo, ont répondu à l'invitation de l'Allemagne, en novembre 1941. Mais, loin de regretter ce périple, Bouchard, de retour en France, a signé un article dans L'Illustration que certains ne lui pardonneront jamais. Il y décrit "la vie presque féerique" des "enfants chéris de la nation" allemande, s'enthousiasme pour les cités-jardins réservées aux artistes, comme le rapporte l'historienne de l'art Laurence Bertrand Dorléac dans L'Art de la défaite (Seuil, 1993).
Bouchard a visité l'exposition du sculpteur Arno Brecker, "le favori du Reich", à l'Orangerie des Tuileries, en 1942. On lui reproche aussi d'avoir milité pour la création d'un ordre des artistes.
Bruno Gaudichon, conservateur de La Piscine, insiste : "Il y aura des fiches pour les visiteurs sur les liens entre la sculpture et le pouvoir politique." Dérouté par cette polémique, il lâche : "A ce compte-là, on devrait interdire Céline dans les bibliothèques !" Mais Bouchard n'est pas l'auteur du Voyage au bout de la nuit. Et sa sculpture n'a rien d'exceptionnel. Durant sa carrière, il a répondu à diverses commandes politiques : un monument dédié au "génie colonisateur français" en Algérie, détruit dans les années 1960 ; des oeuvres louant le travailleur - Le Faucheur - à l'époque du Front populaire, etc.
"UNE PETITE FAMILLE"
Tout le monde est d'accord là-dessus : "Ce qui l'a emporté, au-delà de l'erreur historique de l'artiste, c'est le souci de conserver un atelier intact et vivant où l'on trouve encore les outils de Bouchard", dit Marie-Hélène Lavallée, qui a suivi le dossier au ministère de la culture. "On a l'impression qu'il a quitté la pièce il y a deux heures. C'est le seul atelier complet de cette génération. Si on y avait renoncé, il aurait sans doute disparu", renchérit Bruno Gaudichon, qui dispose d'un important fonds de sculptures du XIXe siècle et début XXe à La Piscine. "François Bouchard et son épouse Marie ont passé leur vie à entretenir l'atelier. Ils ont proposé à la Ville de Paris de le récupérer dans les années 1990. Elle n'en a pas voulu", ajoute-t-il.
Dernière question : pourquoi l'oeuvre de Bouchard, natif de Dijon - dont le Musée des beaux-arts possède des sculptures - atterrit-elle à Roubaix ? La réponse est sans doute la clé de l'histoire : la belle-fille du sculpteur, Marie Bouchard, est devenue conservatrice pour préserver au mieux l'atelier - qui sera classé "musée de France" en 1985. Elle s'est liée d'amitié, entre autres, avec Bruno Gaudichon, du musée de Roubaix, et Antoinette Le Normand-Romain, aujourd'hui directrice générale de l'Institut national d'histoire de l'art (INHA). Cette dernière a eu l'idée d'envoyer l'atelier à Roubaix. Elle le reconnaît : "Cette sculpture a longtemps été snobée pour son académisme. Aujourd'hui, nous formons une petite famille." Très soudée.
Voir aussi l' article suivant : 1942 : l 'ART NAZI CONQUIERT PARIS