Et de trois ! C'est la troisième fois en moins de vingt mois que Karim El-Hajjioui, 30 ans, vient à la nécropole de Notre-Dame-de-Lorette. Il fait un froid de gueux, brouillard et givre, mais il a tenu à venir se recueillir, vendredi 12 décembre.
Pas pour pleurer un mort de sa famille ni par passion pour les soldats tombés sur le front nord et inhumés ici après la première guerre mondiale. Non, si ce psychologue lillois a repris le chemin de cette colline de l'Arrageois, à 60 km de chez lui, c'est pour témoigner de son indignation après les nouvelles profanations qui ont souillé le carré musulman de la nécropole nationale, dans la nuit du 7 au 8 décembre. Pour témoigner, mais aussi pour "constater" que la République française ne semblait pas faire grand cas de cette affaire - plus de 500 tombes recouvertes de slogans antimulsulmans, pas un travail d'amateurs.
D'un coup d'oeil, le compte de M. El-Hajjioui est vite fait : "Il n'y a pas plus de monde que les deux premières fois." Comprendre : aucun membre du gouvernement n'a jugé utile d'assister au rassemblement organisé à Ablain-Saint-Nazaire (Pas-de-Calais), la petite commune où a été inauguré le cimetière militaire en 1925. Le secrétaire d'Etat aux anciens combattants, Jean-Marie Bockel, s'est déplacé au lendemain de la découverte des profanations, mais, le jour du recueillement, personne. Le psychologue est "doublement en colère" : "Contre ceux qui ont commis cet acte odieux et contre la non-reconnaissance de l'Etat."
La République des années 2000 aime se compter plurielle et promouvoir sa diversité, mais elle n'était pas très diverse, le 12 décembre, la petite foule venue se recueillir à Lorette. Mille et quelques personnes, en majorité des immigrés ou des descendants d'immigrés du Maghreb. Et, sur toutes les lèvres, une même interrogation, presque une obsession : pourquoi le gouvernement n'a-t-il pas envoyé "au moins un ministre" pour témoigner de la solidarité nationale ?
"Où est la fraternité ?", interroge Mohamed Hachid, 39 ans, chauffeur routier à Lille. "Ce qui s'est passé ici est une insulte pour toute la France et pour la libération de la France, observe Larbi Lashar, 28 ans, commerçant à Noyelles (Nord). Ceux-là les victimes enterrées à Lorette, ils ont combattu pour la France, pas pour leur religion." "Les anciens combattants sont les seuls qui s'indignent avec nous, les seuls qui sont émus, qui nous prennent dans les bras", assure Mohamed Messaoudi, 57 ans, responsable de la mosquée d'Arras.
Le préfet du Pas-de-Calais était bien là pour lire un texte de Nicolas Sarkozy dénonçant cet "acte abject et révoltant", ce "racisme répugnant". A ses côtés, des représentants des principales confessions, des élus de la région, avaient aussi pris la parole pour exprimer qui sa "colère" devant ces "actes barbares", qui sa "compassion". Il y avait aussi, en arrière-plan, des anciens combattants, drapeaux tricolores tenus ferme dans le brouillard. Et une poignée de "gardes d'honneur" de la nécropole, cette brigade de volontaires, souvent des anciens combattants, qui surveille et entretient le mémorial de Lorette de mars à novembre - il n'y a pas beaucoup de visites après le 11 novembre.
Des officiels donc, mais pas un membre du gouvernement, alors que l'un d'eux, la garde des sceaux, Rachida Dati, a été nommément visée par les insultes inscrites sur les tombes. Mohamed Mameche, directeur adjoint du lycée Averroès de Lille, voit dans cette absence l'expression d'une "indifférence devant la montée et la banalisation de l'islamophobie". "On est dans une minoration des actes islamophobes", assure Slimane Tir, 52 ans, conseiller municipal (Verts) à la mairie de Roubaix. Nombreux sont ceux qui dénoncent le "deux poids, deux mesures" de l'indignation nationale, le silence des politiques et des intellectuels. Ils se souviennent de 1990, "quand le président de la République était allé en personne à Carpentras", après la profanation de 34 sépultures juives. Ou, plus récemment, du tollé magistral soulevé par une banderole insultant les Ch'tis déployée dans le Stade de France.
"La communauté musulmane a un travail à effectuer pour se faire entendre, reconnaît M. El-Hajjioui. Mais le faible comme le fort ont droit au respect." Pour lui, le fossé entre communautés ne peut que continuer à se creuser : "C'est bien beau de se plaindre quand La Marseillaise est sifflée, mais il y a peut-être des raisons."
C'est la troisième fois en moins de deux ans que le carré musulman de Notre-Dame-de-Lorette est la cible de profanations : 52 tombes avaient été souillées en avril 2007, 148 en avril 2008, et donc 506 le 8 décembre. Deux adultes et un mineur avaient été condamnés en 2007. Les deux premiers avaient écopé d'un an de prison ferme et d'un an avec sursis, puis avaient été relâchés trois mois plus tard. L'affaire de 2008 est toujours en cours d'instruction : deux personnes sont mises en examen, parmi lesquelles l'un des condamnés de 2007. Ces deux-là ont été entendus en qualité de témoins et leurs maisons perquisitionnées dans les jours qui ont suivi la profanation du 8 décembre, après l'ouverture d'une information judiciaire contre X... pour "violation et profanation de sépultures".
Selon la gendarmerie, les slogans antimusulmans ont été reproduits à raison d'une lettre tracée à la bombe de peinture noire sur chacune des stèles de béton, tournées vers La Mecque. Vingt et une tombes du carré juif voisin ont également été souillées, sans qu'aucune injure antisémite ait été inscrite. Pour les enquêteurs, les auteurs des profanations ont sans doute "débordé" du carré musulman, pour mieux compléter leurs insultes, "apparemment sans s'en rendre compte", dit Jacky Lefort, commandant de gendarmerie chargé de la communication.
Les exactions du 8 décembre ressemblent beaucoup aux précédentes, selon les premières constatations de la gendarmerie. Ceux qui ont pu déchiffrer les slogans avant qu'ils ne soient effacés n'osent pas les répéter. "Ignobles", disent-ils. Outre la garde des sceaux, insultée jusque dans son état de femme enceinte, une autre personne a été nommément visée : Abdelkader Aoussedj, le président de la Fédération régionale de la Grande Mosquée de Paris. Des expressions "néonazies" ont aussi été rédigées, une croix gammée dessinée, et une affiche raciste.
Le choix de la date, à la veille de l'Aïd-el-Kébir, l'une des principales fêtes de l'islam, et le nombre impressionnant de tombes méthodiquement utilisées pour rédiger les injures, laissent supposer un bon niveau d'organisation. "Il faut arrêter de nous dire que ce sont des idiots qui ont fait ça ! C'est un acte très réfléchi", souligne "Ali de Roubaix".
Ces dégradations répétées ne semblent pas s'inscrire dans le phénomène exposé dans un récent rapport des députés André Flajolet (Pas-de-Calais, UMP) et Jean-Frédéric Poisson (Yvelines, UMP). "La plupart des violations de sépultures semblent surtout relever d'actes de vandalisme et de transgressions bêtes, sans motivation idéologique précise", écrivent les deux parlementaires, pour qui les profanations à caractère raciste ou antisémite relèvent d'un "phénomène assez marginal". Dans leurs conclusions, MM. Poisson et Flajolet voient dans ces "transgressions pas comme les autres" le symptôme d'un "malaise profond par rapport à la mort et à certains fondements de notre culture".
Pas faux, mais pas suffisant pour expliquer l'indifférence des Français devant les dégradations de certains mémoriaux, estime l'historien Yves Le Maner. Pour le directeur du Centre d'histoire et de mémoire du Nord-Pas-de-Calais (La Coupole), il existe en France, depuis les années 1970, "un rejet de la mémoire des guerres, consécutif à la défaite de 1940 et à la guerre d'Algérie". "Nous entretenons avec notre mémoire militaire un rapport totalement différent de celui des Britanniques", précise M. Le Maner. En Grande-Bretagne et dans les pays de l'ancien Commonwealth, le respect du souvenir des victimes des guerres est "exceptionnellement fort". Et le rapport avec l'armée "plus clair" : "Il n'existe pas dans ces pays de problème d'interprétation de la guerre, comme nous pouvons en avoir avec Vichy ou l'Algérie."
Tous les cimetières ou mémoriaux militaires dédiés aux soldats du Commonwealth morts pendant la première guerre mondiale sont, assure M. Le Maner, "d'une beauté à couper le souffle, et cela fait quatre-vingt-dix ans que ça dure". Des centaines de jardiniers se relaient pour les entretenir et des visiteurs de toutes les générations s'y arrêtent tout au long de l'année. Dans les cimetières militaires français, les visiteurs sont en revanche très rares en dehors des cérémonies de commémorations officielles, "alors que les foules s'y rendaient en masse jusqu'en 1945".
Pour empêcher de nouvelles dégradations à la nécropole de Lorette, il est envisagé d'installer des caméras thermiques de surveillance. Mais cette solution n'a jamais été financée. "On va pas surveiller les morts, c'est les vivants qu'il faut surveiller !", tonne "Ali de Roubaix".
Comme toutes les personnes venues se recueillir à Lorette, "Ali" espère d'abord une réparation symbolique : la venue des plus hautes autorités de l'Etat. André Flajolet, le député, partage ce point de vue : "Nicolas Sarkozy doit venir à Lorette", répète-t-il depuis le 8 décembre.