«De Ibn Wahab, en passant par Quincy mais pas Jones……»
(NB : Quand la parole sensée devient inaudible, essayer de réfléchir, de comprendre et d’écrire car notre plus grand ennemi reste toujours l’ignorance….L’écriture de cette note de lecture, a été entreprise fin Aout, courant Septembre 2015, au moment de la crise des « réfugiés de guerre ». Donc bien avant les tragiques attentats de Paris du vendredi 13 Novembre 2015. Slimane TIR )
Comme tout un chacun, je subis le déferlement quotidien des atrocités meurtrières des guerres au Moyen Orient, des attentats terroristes là-bas et sur notre sol, des actes de barbarie et des monstruosités mises en scène, des destructions du patrimoine de l’humanité, pour frapper les esprits, alimenter les peurs, briser les liens, accroitre les fossés et diviser les nations.
Plus récemment, nous avons vécu la fuite de ces cohortes de réfugiés de guerre, principalement syriens, qui se sont par milliers, noyé en Méditerranée et pour des centaines de milliers d’autres réussi à poser le pied sur la terre ferme et trouvé refuge dans l’ espace européen.
La profusion des discours xénophobes, nationalistes et identitaires auxquels nous avons assisté, indiquent qu’une nouvelle barrière a cédé notamment dans une France dont la conscience nationale fut particulièrement meurtrie par les attentats De Janvier 2015.
C’est un moment difficile qui, j’en ai l’intime conviction, doit nous réinterroger sur le sens de nos priorités, la nature et la vigueur de nos engagements.
Et nous pousser à mettre à distance la puissance des passions et du pathos pour analyser, comprendre pour « bien agir », ou agir différemment.
Je dédie ce premier travail d’analyse et de lecture, à une rencontre syrienne en Aout 2002.
J’étais à Damas, à l’ occasion d’un déplacement privé sur les raisons duquel il serait trop long d’entrer ici. Au cours de mes déplacements avec un chauffeur de taxi francophone qui s’est révélé photographe, artiste, guide, imprimeur, homme d’affaires, entremetteur (peut-être même nous surveillait il pour le compte des services)..En somme il avait beaucoup de cartes…
Grâce à lui, nous avons découvert la Mouhawiyya, mosquée qui accueille dans la salle de prière principale, à quelques pas de la kibla, le mausolée de Saint Jean le Baptiste, et à l’ombre de laquelle des femmes attablés aux terrasses fumaient le narguilé.
Il nous a organisé, dans le quartier des dignitaires du régime ( celui tenu d’ une main de fer de Bachar El Assad père ), une mémorable rencontre avec une descendante en ligne directe de l’Emir Abdelkader, qui nous a montré ses livres de compte et narré par le menu le sauvetage, par la force, de dizaines de milliers de chrétiens, par son trisaïeul , lors des funestes journées de « pogrom » de Juillet 1860. (C’est d’ ailleurs, pour cette action, qu’il acquit un prestige et une admiration inégalés dans les nations occidentales.)
Nous sommes perdus de vue et je n’ai plus aucune nouvelle de lui et de sa famille.
Peut-être par remords, mais en tous les cas en souvenir de l’accueil certes intéressé mais fraternel, de la gentillesse, de la félicité même de cette improbable rencontre que j’ai voulu entreprendre cette recherche, cette réflexion afin de comprendre la genèse de ces « fureurs ».
Je le fais résolument sur la base d’un parti pris car comment embrasser une matière aussi complexe que l’évolution de cette région si riche d’histoire, de guerres, de conflits géopolitiques, qui enfante à l’orée du XXI ème une nouvelle « bête immonde » qui met à mal l’idée même de civilisation.
De mes nombreuses lectures sur le sujet, pour comprendre les racines de ce mal, conscients de la multiplicité des causes en conflit, je retire néanmoins la conviction qu’un régime particulier, celui de l’Arabie Saoudite, a une responsabilité centrale dans la propagation d’ une forme de corruption de l’ esprit au nom de la « Vérité » et de la « Pureté », qui a atteint une ampleur inédite en raison des ressources financières, des circonstances historiques, des intérêts géostratégiques et des complaisances coupables, dont il a pu bénéficier.
Je m’efforcerai d’amener quelques arguments à l’édification de cette thèse en plongeant dans l’histoire : après une présentation des racines doctrinales sur lesquelles j’insiste, pour tenter de cerner les fondements d’actes et de comportements qui meurtrissent l’entendement, j’aborderai les circonstances du développement historique du wahhabisme et de sa fulgurante expansion.
Au « commencement » était le Pacte du Nadjd.
L’histoire de l’Arabie saoudite est celle d’une alliance conclue au XVIIIème siècle entre deux familles, celle des Al-Saoud et celle du « réformateur » puritain Muhammad Ibn ‘Abd al-Wahhab (1703-1792).
Mohammed ben Abdelwahhab est né en 1703 dans une tribu arabe sédentaire d’un village du nord de l'actuelle Arabie Saoudite. Après ses études à La Mecque et un voyage en Irak et en Iran, ce puritain, prônant une stricte application de l'islam, se met à prêcher une vision rigoriste de l'islam sunnite qui devrait être ramené à sa « forme originelle » qu'il définit selon une interprétation littéraliste et conservatrice du Coran et des hadiths.
Un émir local Mohammad Al Saoud s'intéresse à son discours et conclut avec lui un pacte qu'il scella en lui donnant sa fille en mariage.
La famille Saoud devint le bras armé du mouvement, Ibn Al-Wahhab son idéologue, alliance « du sabre et du goupillon », auquel l’un apporte une légitimité religieuse aux velléités de conquête de l’autre. Les Al Sa’ûd s’engageaient à éradiquer toute forme de pensée autre que le Wahhabisme, en échange de quoi le clergé wahhabite garantissait l’obéissance des fidèles au pouvoir saoudien.
L’alliance du prêche et de la puissance armée, réussit à unifier les tribus arabes, permettant à Mohammed Ibn Saoud de devenir l'imam du premier état saoudien et de transmettre cette fonction à ses descendants
Ibn Abdal Wahhab était intimement persuadé d’avoir été investi d’une mission, celle de purifier l’islam de ses dérives « hérétiques », sinon « idolâtres ».
Sa doctrine était marquée par une forme d’intransigeance « purificatoire » selon laquelle, tout ce qui n’est pas explicitement autorisé (halal) sur le plan religieux devait être, dans le doute, résolument interdit (haram). Ainsi la musique allait être strictement bannie.
Le Kitab Al Tawhîd (le « Livre de l’Unification ») constitue la base de la doctrine qui fait toujours aujourd’hui office de religion d’Etat dans ce pays. Ecrit vers 1840, il va jusqu’à déconseiller aux mosquées de s’orner de minarets au motif que ces derniers risquent d’apparaître comme des éléments décoratifs risquant de distraire les croyants
Le wahhabisme donne beaucoup d'importance à la promotion de la culture islamique, qu’il faut d’ abord comprendre comme le rejet de tout ce qui ne vient pas de l'islam. La justification théologique viendrait du fait que, selon la Sunna, il ne faudrait pas imiter les non-musulmans.
Cette vision très conservatrice a engendré une forte limitation du droit des femmes (interdiction de sortie sans autorisation ou accompagnement d'un membre de la famille, interdiction de conduire, etc.).
Cette doctrine qui rejette toute interprétation du Coran et de la sunna qui diffère de celle du sens orthodoxe conservateur, s’appuie en outre sur la plus rigoriste des quatre écoles juridiques musulmanes, dite hanbalite de l’imam Bagdadi Ahmad ibn Hanbal (780-855) :
Celle-ci est opposé à toute « innovation juridique » (bid'a), n’admet comme sources du droit (fiqh) que le Coran et la Sunna. Interprétation littérale des textes sacrés, proche du « salafisme » qui est à la base une mouvance particulière de l'islamisme qui procède stricto sensu d’une régression en ce qu’il prône un retour aux premiers temps de l'islam, supposés non corrompus par la bida (l'« Innovation », substitut de la « Modernité » conspuée).
Ibn Hanbal dénonce les notions de « raisonnement analogique » (qiyâs) et logiquement d’« opinion personnelle », mais aussi de « consensus », voire d’ « intérêt public ». Il conspue ainsi toute lecture « critique » du Coran.
C’est une approche théologique d’expulsion de l’ interprétation, du raisonnement critique et finalement de la Raison qui se diffusa ensuite par le biais d’un certain Ibn Taymiyya (1263-1328), qui en fit une arme de combat contre l’ « hérésie », la « corruption » supposée des Ulémas et les « ennemis » de l’Islam en général.
Il fut le premier théologien musulman à frapper d’« apostasie » (takfîr) les conquérants mongols.
Dans leur pratique, Les wahhabites interdisent également l'invocation d'Allah au travers des saints ou du prophète Mahomet, considérée comme une intercession (tawassoul) sacrilège. C’est ce qui les conduit à vouloir détruire tout lieu de culte qui pourrait amener les croyants à adopter des pratiques relevant du péché ( shirk ) et donc du polythéisme.
Pour se désigner ces adeptes affectionnent les termes de al-muwahhidûn (« Les Unitaristes » ou encore « Ceux qui croient en l’unicité de Dieu »), ahl al-Tawhîd (« Les gens de l’unicité divine »), ou as-salafiyûn (« Les Salafis »), en référence à ceux qui sont passés à la postérité comme les Salaf as-salih c’est-à-dire les « Prédécesseurs » ou « Ancêtres » que furent les « compagnons du Prophète » et des deux générations de successeurs.
Aussi se considèrent-ils comme les seuls « véritables » musulmans.
Conception qui ne peut manquer de poser problème concernant les autres musulmans ne relevant pas de cette obédience sectaire.
Ils rejettent tous les autres courants musulmans qui ne suivent pas scrupuleusement leurs dogmes, comme « hérétiques ».
Voilà pourquoi le Wahhabisme serait en mesure de prôner le djihad contre d’autres musulmans, en les dénonçant comme « hérétiques », voire « adorateurs d’idoles » (Mushrikun en arabe, stricto sensu « associant », nom donné aux païens dans le Coran).
En droit, estiment-ils, aussi de prendre des fatwas (« décrets religieux ») takfiristes, c’est-à-dire jetant l’anathème et prônant l’excommunication (en référence au mot arabe takfîr, littéralement « anathème », « excommunication » qu’on retrouve aujourd’hui dans la terminologie djihadiste , pouvant aller jusqu’à condamner d’autres musulmans à mort - au premier rang desquels les Chiites honnis- , en stigmatisant comme Kouffar (pluriel de kafir signifiant « infidèle ») tous ceux qui refuseraient de s’aligner sur leur doctrine.
Sur le plan historique, le califat ottoman inquiet de de la menace de ce premier Etat saoudien sur ses marches, ordonna 3 expéditions, à la suite du pillage et de la profanation des villes saintes de Kerbala (1801), de La Mecque et de Médine (1803-1806), pour n’ en venir à bout, qu’ en 1816.
Le deuxième État wahhabite créé en 1824 avec Riyad pour capitale tomba en 1892, de nouveau sur intervention turque...
L’Angleterre qui cherchait à affaiblir l'empire ottoman sur son flanc sud, l’instrumentalisa à des fins géopolitiques contre la dynastie Hachémite (descendants en ligne directe d’un aïeul du Prophète), qui l’avait pourtant bien servi mais jugée trop indocile. Celle-ci se retrouva confinée en Jordanie, et pour l’un des rejetons, par la grâce des Accords Syckes Picot Russie(1916) qui organisèrent le dépeçage turc et la curée sur ces contrés, dans les années 30, en Irak à la tête d’une mosaïque d’ethnies et de croyances hostiles qui lui fit dire lucidement que « l’Irak n’existe pas »…
La « perfide Albion » s’il en est, apporta un large soutien à la conquête de toute l’Arabie par les Al Saoud qui se parachève en 1932 dans la création du troisième Royaume.
Durant cette conquête, les compagnons d'Abdelaziz Ibn Saoud détruisirent les lieux et les monuments en rapport avec des saints ou des imams, comme ce fut le cas avec la démolition des tombes de la famille du prophète Mahomet et de ses compagnons.
Cette logique de l’éradication est une constante des adeptes de cette doctrine.
En 1994, la plus haute autorité religieuse wahhabite, lance une fatwa stipulant qu'« il n'est pas permis de glorifier les bâtiments et les sites historiques car de telles actions mènent au polythéisme ». Entre 500 et 600 mausolées et d'autres structures de l'islam des origines ont été démolis. Il a été estimé que 95 % des bâtiments âgés de plus de 1000 ans ont été rasés durant les 20 dernières années.
Désormais, le royaume saoudien aussi vaste que le Portugal, l’Espagne, la France, l’Italie, le Benelux et la Suisse réunis devient un allié indéfectible des puissances occidentales.
Au soutien britannique succède la protection impériale du parapluie de l’oncle Sam.
Du pacte de Nadjd au pacte du Quincy
L’expression de cette alliance tient dans le « Pacte du Quincy ». Non pas Quincy « Delight »(le délicieux) Jones dit Quincy Jones, musicien, compositeur et producteur de génie découvreur de Lalo Schrifin et producteur de la carrière de Mickael Jackson, qui remporta 27 Grammy Awards, chantre d’une musique vomie par les wahhabites,, mais du nom du croiseur américain USS Quincy, qui en Mer Rouge faisait chanter une toute autre musique.
Ce pacte fut scellé le 14 février 1945 pour 60 ans entre le roi Ibn Séoud, fondateur du royaume et Franklin Roosevelt, de retour de la conférence de Yalta.
Il est communément admis qu’il s’articule sur quatre points :
- La stabilité de l’Arabie saoudite fait partie des « intérêts vitaux » des États-Unis qui assurent, en contrepartie, la protection inconditionnelle de la famille Saoud et accessoirement celle du Royaume contre toute menace extérieure éventuelle ;
- Par extension la stabilité de la péninsule Arabique et le leadership régional de l’Arabie saoudite font aussi partie des « intérêts vitaux » des États-Unis ;
- En contrepartie, le Royaume garantit l’essentiel de l’approvisionnement énergétique américain,
- Les autres points portent sur le partenariat économique, commercial et financier saoudo-américain ainsi que sur la non-ingérence américaine dans les questions de politique intérieure saoudienne.
Ce big deal (monopole énergétique contre sécurité militaire) est passé alors que se profile la Guerre froide et qu’il n’est pas question de permettre à l’Union soviétique de prendre pied dans la région qui contient les plus grandes réserves pétrolières avérées de la planète.
Les déclarations des responsables américains sont instructives dans la continuité et la constante de cette protection, quelle que soit la couleur politique de l’administration.
En effet, de 1945 à 1980 au moment de la révolution iranienne, (Jimmy Carter) la position est constante : «Toute tentative, de la part de n'importe quelle puissance étrangère, de prendre le contrôle de la région du golfe Persique sera considérée comme une attaque contre les intérêts vitaux des Etats-Unis d'Amérique. Et cette attaque sera repoussée par tous les moyens nécessaires, y compris la force militaire ».
L’Arabie saoudite est demeurée un allié stratégique des Etats-Unis, même si les attentats du 11 septembre perpétrés par une vingtaine de terroristes, dont 15 d’origine saoudienne, ont sans doute constitué un tournant et une « ombre portée » sur cette relation. (Les 28 pages non-déclassifiées du « Rapport final de la commission nationale sur les attaques terroristes contre les États-Unis », 2004, la concernent).
Le « pacte du Quincy » arrivé à échéance en 2005, a été renouvelé par George W. Bush, malgré le 11/09, dans le contexte de la 2 ème guerre d’Irak qui a permis de mettre la main sur l’équivalent des 2/3 de la production saoudienne.
Même si le fait est que depuis le 11 septembre, l’extrémisme sunnite est devenu l’ennemi fondamental pour les Etats-Unis, qu’il prenne le nom d’Al-Qaïda ou plus récemment d’« Etat islamique » et que ce pays est devenu selon le mot de H Clinton la « cash machine du terrorisme « (Wikileaks, 2009).
Cette alliance fondamentale qui a offert immunité et impunité à un régime loin de tous les standards démocratiques et humains les plus basiques avait aussi d’autres bénéfices géostratégiques.
La « réaction » islamique contre les nationalismes arabes
Ce régime ultra-conservateur était aussi apparu en mesure de faire barrage à la vague montante, dans les années 50-60, du « nationalisme arabe » à caractère républicain.
Celui-ci atteindra son zénith après la Seconde Guerre mondiale, dans le cadre de la décolonisation, et de la lutte des peuples du sud contre l'impérialisme, ouvrant une « fenêtre d’opportunité » inespérée au développement de l’influence soviétique : Moscou allait nouer des liens avec nombre de pays arabes : avec l’Egypte nassérienne (1964), avec les deux puissances « baathistes » Syrie (1966) et l’Irak (1972) ainsi qu’avec la République démocratique populaire du Yémen du Sud ( 1970). (1)
La dynastie saoudienne menacée par l’idéologie « révolutionnaire » de la Ligue Arabe (Nasser appelait au renversement de la monarchie saoudienne en déclarant que « Les Arabes devraient commencer par libérer Riyad avant de libérer Jérusalem ») lui a opposé le projet islamique d’unité de tous les musulmans.
En 1962, le Roi Faycal patronne la fondation d’une « Ligue islamique mondiale » (Al Rabita al-Islamiya al-‘Alamiya) (LIM).Sur fond de danger « nassériste », socialiste et laïque, la LIM avait vocation à lutter contre toute forme de velléité à caractère « révolutionnaire ». (2)
Le contexte géopolitique favorable permettait la diffusion d’une forme de sunnisme radical « dans la communauté musulmane » au sein de laquelle il constituait plutôt l’exception que la règle.
La LIM était financée dès l’origine par l’ARAMCO (Arabian-American Oil Company) , la Faysal Finances ou la banque al-Baraka.
Cette ONG s’est d’emblée voulue une organisation religieuse chargée de propager le message islamique via une assistance matérielle et culturelle aux autres pays musulmans : formation des imams, financement des mosquées, ou édition de milliers d’exemplaires du Coran mais également dans des situations de conflits politiques voire militaires ouverts dans lesquels son implication a été mise en cause ….( appui aux moudjahidines afghans ; soutien aux Musulmans bosniaques entre 1993 et 1995 ; soutien à la résistance des moudjahidines tchétchènes stigmatisés par Moscou comme «wahhabites ).
Son action est complétée par l’activisme de l’« Assemblée mondiale de la jeunesse musulmane » WAMY (World Assembly of Muslim Youth), créée en 1972 avec l'objectif explicite d'éduquer la jeunesse selon les préceptes du rigorisme wahhabite dont elle est considérée comme un organe de propagande, voire du financement djihadiste).
Ainsi , la manne des fameux « pétrodollars » ont largement permis l’ expansion mondiale de cette politique « réactionnaire » au premier sens du terme, en favorisant la mondialisation d’ une idéologie islamiste rétrograde.
D’après diverses études, dont celles émanant du Département du Trésor américain, entre 1975 et 2002, l’Arabie saoudite aurait dépensé, dans le monde, au moins 70 milliards de dollars en aides diverses (et probablement plus si l’on tient compte des donations privées).
Ces instruments d’influence sont le pendant sur le terrain idéologique de l’usage permanent de l’arme pétrolière, au gré des nécessités géostratégiques, en raison de sa position de producteur pivot.
Différentes séquences historiques illustrent cette usage, contre les Soviétiques (Reagan qualifiera les moudjahidines (« combattants de la foi ») de « combattants de la liberté » ceux qui allaient mener le djihad en Afghanistan financé par les « pétro-dollars » saoudiens), voire même désormais contre les américains depuis 2010. (3) (4)
Ainsi le régime saoudien s’est retrouvé au cœur du financement de l’islamisme radical qu’il a instrumentalisé pour ses besoins et ceux de ses protecteurs, jusqu’ à ce qu’il se retourne contre lui et le considère comme une proie.
Du djihadisme : de l’exportation à l’autonomisation
Cette position fondée sur une sorte de schizophrénie, analysée par Gilles Kepel qui en explique la mutation.
Elle tiendrait pour partie au dualisme intrinsèque du salafisme qu’il promeut idéologiquement. Il existe en effet une forme de « salafisme cheikhiste » et une forme de « salafisme djihadiste » qui constituent en quelque sorte les deux faces d’un même Janus.
Le « salafisme cheikhiste » impliquant le respect de l’autorité traditionnelle du cheikh ne pose a priori pas de problème en interne. Les salafistes qui sont par principe « légitimistes » sur le plan politique, ont toujours manifesté la plus grande réticence à développer un « parler politique », quand ils ne sont pas résolument opposés à s'inscrire dans une logique « électorale » en ce qu'elle est susceptible de favoriser la fitna (« division », « conflit », « sédition). Ils néanmoins sont volontiers disposés à s’engager pour mener le djihad dans le Dar el Harb (« Monde la guerre »), ce qui ne peut que convenir à des régimes ultra-conservateurs comme les pétromonarchies du Golfe.
Le problème pour ces régimes surgit lorsque ce « salafisme djihadiste » d’exportation mute sous la forme interne d’un terrorisme, comme ce fut le cas avec le retour des « Arabes afghans » dans leur pays d’origine, dont un certain Oussama Ben Laden. Ce même type de groupe a fourni l’ossature du GIA en Algérie durant la décennie noire. Je veux y rendre hommage à la quinzaine de personnes assassinées en 94 dans mon village natal.
Après le retrait soviétique d’Afghanistan en 1989, O Ben Laden était rentré en Arabie, vivant en direct le « traumatisme » de l’arrivée des troupes américaines sur le « sol sacré » d’Arabie, et avait commencé à critiquer sévèrement la « maison royale » accusée de « décadence », du fait de son alliance « impie »avec les Etats-Unis
Selon lui, le régime aurait révélé sa duperie en apportant son soutien à des nations qui combattent les musulmans. (les Saoudiens ont aidé les communistes yéménites contre les Yéménites musulmans du sud et ils aident le régime d’Arafat à combattre le Hamas.) .
Cette contestation intérieure aurait même poussé les services secrets saoudiens à financer le djihad d’OBL (il est question de 200 M de dollars) à condition que ses menées terroristes se passent hors du royaume.
Schizophrénie encore à l’œuvre, si l’on note avec ces observateurs que, dans un premier temps, l’EILL, a probablement bénéficié d’une certaine complaisance de la part des pétromonarchies et de l’Arabie saoudite.
L’EIIL, en effet, représentait dans leur approche, un potentiel de déstabilisation avéré contre le régime alaouite - une secte dérivée du chiisme - du président Bachar al-Assad en Syrie et du gouvernement chiite pro-iranien de Nouri al-Maliki en Irak.
Désormais la menace connaît une vigueur, une ampleur et une diffusion inédites avec l’apparition de l’« Etat islamique » officiellement établi le 29 juin 2014, lequel a largement pris le relais d’une Al-Qaïda supplantée.
Cette complaisance fautive a déjà un coût humain énorme qui s’ajoute à celui de la dictature syrienne, car aujourd’hui cette organisation est devenue une créature qui proclame ouvertement son ambition d’expansion territoriale sur une large échelle du Proche et du Moyen-Orient arabo-musulman et de renverser les régimes stigmatisés comme « corrompus ».
Dans le droit fil de la logique wahabite, la frénésie iconoclaste a été mise en pratique dans les territoires soumis à l’ emprise de l’« Etat islamique » : En 2010, la mosquée de l’imam Aoun Bin Al-Hassan a été détruite, le mausolée du prophète Daniel bombardé. En juillet 2014, il s’est agi de la destruction de la tombe du prophète Jonas à Mossoul. Plus récemment de la cité antique de Palmyre…
Un responsable de l’EI, est allé jusqu’à prôner la destruction de la Kaaba (« la Pierre noire ») de la Mecque et de « tuer ceux qui adorent la pierre ». Et ce au motif que la vénération de cette « Pierre noire » qui faisait l’objet d’un culte préislamique renverrait au péché de polythéisme.
Cet Etat et son idéologie sectaire ont disposé de moyens considérables, financiers, technologiques et des protections nécessaires pour propager une vision totalitaire du monde, une nouvelle peste brune à travers le monde, parmi les plus radicales du XXI ème siècle.
Conclusion provisoire
A l’origine « cantonnée » dans sa sphère géographique et inconvénient collatéral négligeable aux regards des intérêts stratégiques en jeu, elle fut négligée avec cynisme certainement, désinvolture probablement, inconscience assurément.
Nous constatons tous les jours avec horreur et effroi que l’esprit qui s’est niché dans cette caverne obscure de l’or noir, jette par ses exactions et ses crimes un voile de deuil qui touche toute l’humanité.
A l’ opposé de celui d’un sage ermite retiré du monde, il a envahi le monde, diffusé ses miasmes et étendu l’obscurité et l’obscurantisme sur de très larges contrées.
L’ « esprit » qui se niche dans cette caverne obscure, chauffé à blanc par l’aveuglement doctrinal et sectaire, assassine l’amour, la raison et la fraternité, qui par leurs vertus humanistes et éclairantes doivent être au cœur de la construction de tout projet de civilisation.
Ses crimes se sont désormais étendus sur une bonne partie de la planète, subvertissant les esprits faibles, bousculant les sociétés démocratiques et les processus démocratiques à l’œuvre dans les pays arabes, contre les régimes autoritaires.
Ils ont exacerbé aussi les instrumentalisations et les exploitations de la passion raciste à un niveau jamais atteint en Europe, depuis les années 30...
En tant qu’individu, confronté à cette lame de fond, on ne peut se réfugier dans la caverne de l’indifférence mais c’est un sentiment de colère tout autant que d’impuissance qui m’envahit.
Je vois avec inquiétude, aussi s’amonceler les lourds nuages noirs de la régression dans notre pays et remettre en question les maigres fruits, laborieusement acquis, d’engagements civiques anciens de nombreux militants de l’égalité républicaine dans les quartiers populaires.
A ce sujet, il revient à ma mémoire ces quelques vers d’un fameux poème de R Kipling : « Si tu peux voir détruit l’ouvrage de ta vie. Et sans dire un seul mot te mettre à rebâtir…. » .
Orgueilleusement, velléitaire-ment peut être, je ne me résouds pas à baisser les bras.
Mais comment agir ?
Je m’interroge et essaie de partager avec qui le souhaite ces interrogations, tant l’entreprise me semble difficile et le chemin, désormais, encore plus escarpé.
Comment dans ce monde dont la domination, par la finance, la force, la manipulation, s’accélère, faire vivre son engagement de maintenir la flamme de l’humanisme, de la raison, du respect de la dignité humaine au cœur de l’action collective et des politiques publiques ?
Comment dans ce monde, dominé par de telles passions exacerbées, faire avancer ou empêcher que ne recule encore plus, l’esprit de justice, de liberté, d’égalité et de fraternité ?
Roubaix le 07/09/2015
Bibliographie sommaire
Hamadi Redissi Le pacte de Nadjd, Seuil, 2007
Francois Burgat L’islamisme en face, la Découverte, 1995
Jacques Rifflet L’islam dans tous ses états, Mols,2014
David Rigoulet-Roze, Géopolitique de l’Arabie saoudite, Armand Colin, 2005.
Gilles Kepel, Fitna : guerre au cœur de l’islam, Paris, Gallimard, 2004.
« US embassy cables: Hillary Clinton says Saudi Arabia 'a critical source of terrorist funding'», on The Guardian, 5 décembre 2010 (http://www.theguardian.com/world/us-embassy-cables-documents/242073?guni...).
Bruno Tertrais, « La révolution pétrolière américaine : quelles conséquences stratégiques », Note n°9, Fondation de la Recherche Stratégique, avril 2013