Arabes de France. La révolution en face
Le régime de Ben Ali est tombé. Moubarak est parti. Et en Algérie, Bouteflika est sur la défensive. Qu’en dit-on dans le quartier de l’Epeule à Roubaix (Nord) entre les vitrines chargées de pièces de satin et robes de velours, les boutiques de téléphonie, les salons de thé, les quatre boucheries halal, la mosquée Bilal, le tout à 600 mètres de Croix, la ville des Mulliez, la famille fondatrice du groupe Auchan, l’une des premières fortunes de France.
Lhoussain Tament, commerçant «Un boomerang qui va nous faire le coup du lapin»
Lhoussain Tament, Français d’origine marocaine, a 40 ans. Il est commerçant «dans les télécoms». Et insiste d’emblée : «Je suis roubaisien, hein, pure souche avant tout.» Ses phrases sont minces et coupantes. «L’éclat des révolutions nous arrive ici en France et va étoiler notre belle vitrine démocratique. C’est un boomerang qui survole la Méditerranée et va nous faire le coup du lapin car la révolution va aussi nous toucher. Ici aussi le pouvoir appartient aux mêmes : ceux qui ne voient pas la pauvreté à leur porte.»
Lhoussain Tament joue avec ses téléphones devant un café-crème : «Nous regardons avec ce petit frisson les régimes dictatoriaux tomber. C’est comme un feuilleton avec, chaque jour, des révélations sur ces régimes terribles. Mais que se passera-t-il quand les projecteurs vont s’éteindre ?» Et d’avancer la réponse : «La presse se lassera et passera à autre chose.»
Sur le rôle de la France, Lhoussain Tament est amer : «Nous apprenons beaucoup sur nous-mêmes et surtout sur ceux qui nous gouvernent, sur l’indignité de nos ministres.» Il ne tient pas à s’attarder sur «la machine à voler de Ben Ali», comme il l’appelle ou celle de Moubarak. Il ironise sur les politiques français qui passent leurs vacances au Maroc «dans des riads luxueux. Comment ensuite dénoncer ? Comment dire ensuite quelque chose de désagréable à l’égard de la monarchie ? Impossible : ils y passent leurs vacances ! Mon pays, la France, dit-il, n’a rien vu de ces mouvements. C’est à croire qu’elle a découvert la pauvreté au Maghreb !». Et d’en terminer sur la corruption : «C’est comme si la France avait perdu sa conscience. Sa voix ne porte plus. Elle devait être exemplaire. Elle ne l’est pas. On ne l’entend que pour se défendre maladroitement de ces histoires minables de vacances payées par ces régimes.» Selon lui, «le Maghreb pourrait être l’exemple révolutionnaire à suivre pour nous Français. Nous sommes aussi au bout du rouleau».
Ali Essaidi, commerçant «Cette France-là, je ne la reconnais plus»
Ali Essaidi, Français, 38 ans, «né à Roubaix de parents marocains et marié à une Allemande», est également commerçant : «J’ai fait mes études chez les frères, à Roubaix», dit-il avec fierté. Il raconte sa «joie de voir la Tunisie, un peu à la façon de Gandhi, mettre fin à la clique de Ben Ali. En parler entre nous a été une sorte de thérapie, une libération de la parole. A l’Epeule, on ne parle que de ce qui ne va pas : saleté, drogue violence. On a l’impression, devant la crasse dans la rue, que la mairie nous a abandonnés. Pour une fois, on parle d’espérance et non de poubelles qui débordent».
Ali Essaidi est très remonté contre la France «qui a perdu ses repères, ses valeurs. Comment donner l’exemple quand on n’est plus soi-même exemplaire ? Mon pays, celui qui défendait les faibles, les droits de l’homme, a joué la carte des puissants. Les a confortés, enrichis. Si bien que cette France-là, je ne la reconnais plus. Le grand bouleversement est là».Après la révolution, c’est une autre affaire : «Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? L’Algérie peut encore tenir grâce à sa rente pétrolière. Mais c’est un volcan.» Et l’Egypte alors ? «C’est un modèle de résistance pour tous les Français». Pourquoi ? «Parce que les Egyptiens tiennent tête au régime. Il n’y a pas de RMI, d’allocs. Et ils tiennent malgré tout ! Nous sommes presque des petits-bourgeois à côté d’eux», se marre-t-il.
Ali Essaidi raconte aussi que les débats «que nous avons entre nous» se terminent à chaque fois «sur la question de la Palestine. Que va faire Israël qui n’a plus la caution de dictateurs ? Quarante ans que les Palestiniens sont écrasés». Et le danger islamiste ? Ali Essaidi soupire : «La manipulation est grossière puisque la télé renvoie sans cesse l’image d’affreux arabes qui sont tous des barbus fondamentalistes. C’est presque risible.» Si bien que «nous allons chercher les infos ailleurs».
Ali Rahni, éducateur spécialisé «Bâtir une social-démocratie musulmane»
Et où donc ? «Sur le Net, sur les chaînes anglaises ou américaines, et évidemment sur Al-Jezira, et aussi dans la presse. Le Monde diplo, en ce qui me concerne», explique Ali Rahni, éducateur spécialisé. Français, né d’une famillealgérienne, il aurait pu jouer pivot au handball. C’est une masse et un sacré tempérament. Il a fait un bout de chemin avec les Verts à Roubaix. Le bonhomme a ses détracteurs, on lui reproche une proximité d’idées avec Tariq Ramadan. Il dresse un tableau implacable de son pays : «La France a observé un silence terrifiant. Surtout nos intellos. On a eu l’impression qu’il valait mieux un régime de fer que la démocratie.» Ali Rahni fait les questions et les réponses. «Les islamistes ? Les a-t-on vus ? Vous pensez sincèrement que les Frères musulmans sont si puissants qu’ils vont instaurer un régime théocratique ? On voit un pays de 85 millions d’habitants qui aspire à la liberté et on me renvoie dans la figure à chaque fois la sécurité d’Israël ! Il faudrait être un peu sérieux et se souvenir que la France n’est pas exemplaire sur ce coup-là. Elle avait déjà reçu Khadafi, ce dictateur fou, fait-il en levant les bras au ciel. Pourquoi ne pas ériger une statue à la gloire de Pol Pot pendant qu’on y est !»
Ali Rahni bout et résume les erreurs de la France : «C’est à croire que la France est définitivement incompétente en matière diplomatique. Où sont nos grands arabisants qui auraient pu décrypter ces pays qui basculent ? Où sont les héritiers de Louis Massignon [islamologue mort en 1962, tenant d’un dialogue entre catholicisme et islam, ndlr] ? Ils auraient pu nous dire que le peuple était prêt au sacrifice, à l’immolation, parce que la pauvreté et la corruption étaient devenues insupportables !»
Ali Rahni dit, au passage, qu’à Roubaix, on le regarde comme «un dangereux gauchiste». Avec lui, tout y passe : la prudence de la France, sa laideur dans l’affaire des billets d’avions de Michèle Alliot-Marie et François Fillon, les affronts faits aux modestes. Mais il se veut «plein d’espoir. Roubaix a été un laboratoire démocratique au temps d’André Diligent [ancien sénateur et maire, catholique pratiquant, ndlr]. C’était un démocrate chrétien. Pourquoi ne pas s’en inspirer pour bâtir une social-démocratie musulmane ? Il faut chercher des modèles postrévolutionnaires. Celui-là pourrait en être un», avance-t-il.
Ahmed Isaoutan, 38 ans «Qui pourra éteindre tous ces incendies ?»
Pas sûr que Ahmed Isaoutan, 38 ans, six enfants, Marocain, partage cet avis sur la social-démocratie musulmane. Sa petite boutique jouxte la mosquée Bilal. Il vend des tapis de prières, des livres pieux, des chapelets et des pommes golden. Certes, Ahmed Isaoutan approuve «l’embrasement» mais avec modération. Il lisse son collier de barbe après avoir servi des légumes à une dame du quartier : «Je me réjouis de la chute des dictateurs, ah ça, oui ! Mais il ne faut pas ouvrir toutes les portes. Qui pourra éteindre tous ces incendies ? Celui qui veut appliquer le calque de la démocratie veut aussi appliquer des valeurs européennes, donc chrétiennes, à des pays musulmans. Et ça ne me paraît pas une bonne chose.»
Ahmed Isaoutan avoue avec «franchise» que son regard est peut-être «différent» des gens du quartier «et il y a forcément des précautions qui s’imposent parce j’habite près de la mosquée. Vous comprenez, je suis d’abord musulman». Mais il reconnaît toutefois que «la démocratie a quand même du bon car ici, en France, on peut dire quand on n’est pas d’accord avec le pouvoir, que les taxes augmentent, que les petits sont opprimés, sans craindre d’être inquiétés par le pouvoir, ni d’être dénoncés».
Fatima En-Nih, avocate «Des incertitudes propices à toutes les confusions»
Sur le boulevard Jean-Baptiste-Lebas, Fatima En-Nih partage un cabinet d’avocats. La quarantaine, elle est pénaliste. Née à Comines près de la frontière belge de parents marocains, elle exerce et vit depuis dix ans près de l’Epeule. C’est une femme qui rentre directement dans les réalités concrètes : «Du fait de mes origines arabes, je suis plus impliquée que d’autres Français dans ces bouleversements. Il y a deux problèmes qui vont surgir. Apprendre la démocratie, c’est comme apprendre à marcher après un terrible accident de voiture. Ça va être long et douloureux. Ensuite, il faut se souvenir de ce qui s’est passé en Iran. Une dictature tombe et elle est remplacée par une dictature religieuse. Ça fout les pétoches.»
Et Fatima En-Nih de regretter une France des encyclopédistes qui aurait perdu ses facultés de jugement : «A lire parfois les journaux, les pays arabes n’auraient que deux choix. Soit l’autocrate sanguinaire, soit l’islamiste fou. Au fond, l’islam est bien pratique dans nos sociétés. Cela permet d’identifier ses propres cauchemars. Je le vois tous les jours et pas seulement chez le type qui boit son demi au bistro mais chez le magistrat le plus lettré qui véhicule les mêmes âneries et clichés sur les Arabes. J’ai presque plus de compassion pour le type qui sirote son verre car lui n’a pas fait d’études et ne sait pas. La période de troubles et d’incertitudes est propice à toutes les confusions.»
C’est maintenant, dit-elle, qu’il faut aider ces pays, «leur tendre la main pour les aider à se construire démocratiquement. La France n’a jamais pensé que ces peuples pouvaient se révolter. Ça ne concerne pas uniquement l’élite française. Mais tous les gens qui voyagent. "Alors, c’était bien la Tunisie ? Oui, super, il faisait beau et le buffet était extra." Au fond, ça n’a pas beaucoup changé depuis cinquante ans : la France voit toujours le Maghreb avec le regard de l’ancien colonisateur. C’est juste inconscient».